Réaliser de la fiction audio

Pro­duire du son pour la radio, c’est pas­sion­nant. Il y a plein de ques­tions aux­quelles il faut réflé­chir, pour com­bi­ner les sources. La voix est bien sûr un élé­ment essen­tiel, peut-être encore plus quand il s’a­git de fiction.

Depuis quelques années, je m’in­té­resse beau­coup aux formes que peuvent prendre les voix dans un enre­gis­tre­ment : la voix du jour­na­liste, de l’a­ni­ma­teur, de l’in­ter­vie­weur à la radio, la voix d’une audio­des­crip­tion, la voix pour la fic­tion. La tech­nique d’en­re­gis­tre­ment est essen­tielle bien sûr — choix du micro, de l’en­vi­ron­ne­ment, dis­tance au micro, dic­tion — mais le mode de nar­ra­tion est aus­si une ques­tion très intéressante.

Le livre audio

Le livre audio est issu d’une longue tra­di­tion de lec­ture à voix haute, tel que le rap­porte Julie Gati­neau en 2015 dans son mémoire de diplôme de conser­va­trice de biblio­thèque inti­tu­lé le livre audio : quel des­tin pour un objet hybride en bibliothèque ?

Si les rares librai­ries sonores ont énor­mé­ment de mal à sur­vivre à la déma­té­ria­li­sa­tion des sup­ports audio, le nombre d’au­di­teurs est en nette aug­men­ta­tion, notam­ment avec l’é­mer­gence des dis­po­si­tifs d’é­coute iti­né­rants (smart­phones, auto­ra­dios lec­teurs mp3, …). 

Au delà des formes com­mer­ciales, notam­ment pro­duites par Novas­pot, il existe de nom­breuses pra­tiques ama­teures, des­ti­nées à une dis­tri­bu­tion non com­mer­ciale. On peut pen­ser aux pro­duc­tions des passionné·e·s de pod­casts, mais aus­si aux pra­tiques d’en­re­gis­tre­ment de livres pour défi­cients visuels por­tées par des asso­cia­tions comme les don­neurs de voix.

On peut aus­si évo­quer les formes non linéaires de nar­ra­tion, à la manière des livres dont vous êtes le héros de mon enfance, pro­po­sés par Lunii, qui ouvrent encore une autre forme d’écoute…

Le théâtre radiophonique

Une autre pra­tique his­to­rique et paral­lèle est celle du théâtre radio­pho­nique. En France, ces pro­duc­tions sont ancrées dans une tra­di­tion de longue date, avec l’ORTF puis aujourd’­hui Radio France, qui s’est adap­tée au numé­rique en pro­po­sant une pla­te­forme dédiée à la fic­tion sur son site internet.

Avec des adap­ta­tions récentes à grand bud­get, comme celles des aven­tures de Tin­tin, la radio natio­nale prend aus­si le temps de racon­ter la manière dont ses per­son­nels tra­vaillent. Les making of sont très inté­res­sants à explorer.

Les sagas MP3

Avec l’ar­ri­vée d’in­ter­net, de l’or­di­na­teur per­son­nel, et des solu­tions de MAO, on assiste à la démo­cra­ti­sa­tion de la pro­duc­tion de fic­tion audio, sous une forme ama­teure, pleine d’éner­gie, et qui démarrent avec le très connu Don­jon de Naheul­beuk. Ce sont les saga MP3.

On trouve notam­ment une grosse com­mu­nau­té de réa­li­sa­teurs et d’au­di­teurs sur le forum Neto­pho­nix. Leurs pra­tiques, au début mar­quées par les pre­mières séries, se sont ensuite diver­si­fiées, et l’on trouve aujourd’­hui des formes très diverses.

On pour­ra d’ailleurs consul­ter le site de Fran­çois TJP, pour une revue des fic­tions de référence.

Les formes de narration

On pour­rait pen­ser qu’il existe une cer­taine homo­gé­néi­té dans les formes de nar­ra­tion pra­ti­quées pour le livre audio, et la fic­tion en géné­ral. En véri­té, il n’en est rien. Il existe de nom­breuses manières de com­po­ser les choses, depuis la lec­ture mono­corde jus­qu’au théâtre radio­pho­nique. Voi­ci quelques-unes des pistes que l’on peut explo­rer quand on met en ondes un texte de fiction.

Mettre le ton

Tout d’a­bord, il y a le ton, ce qui per­met à un lec­teur de mar­quer la dis­tinc­tion entre un pas­sage nar­ra­tif et un dia­logue, qui per­met de ryth­mer les pas­sages à sus­pense, ceux à sur­prise, les interrogations. 

À une extré­mi­té, on trouve les enre­gis­tre­ments des­ti­nés à l’au­dio­des­crip­tion, qua­si­ment neutres de toute inten­tion, pour ne pas influen­cer l’auditeur. 

Extrait de l’au­dio­des­crip­tion du film Bono­bo de Zoel Aesch­ba­cher, réa­li­sée par ADVOX en 2018.

Un peu plus loin, cer­tains enre­gis­tre­ments sont très neutres, et l’on dis­tingue juste les dif­fé­rents pas­sages par des marques nar­ra­tives, indi­quées dans le texte. C’est sou­vent le cas des textes aux dis­cours indirects. 

Puis à l’autre extré­mi­té, on trouve des textes très joués, presque inter­pré­tés, où la dic­tion est même adap­tée sui­vant le per­son­nage, le débit évo­luant, l’in­ten­si­té aus­si. Voix chu­cho­tée, voix par­lée, voix qui porte pour interpeller…

Extrait de Fan­tas­tique Maître Renard, livre audio édi­té chez Audible, avec la voix de Daniel Prévost.

Entre les deux, on ren­contre plein de pra­tiques, avec des dic­tions plus ou moins mar­quées d’une époque. Le ton peut être fami­lier, ou au contraire assez ampou­lé, le débit très lent… La diver­si­té des styles rend l’ex­pé­rience de l’é­coute multiple.

Extrait de Jack et le hari­cot magique, lu par Ber­nard-Pierre Don­na­dieu en 1988 au micro de Mar­gue­rite Gateau, pour France Culture. Redif­fu­sion en 2017 dans l’é­mis­sion esti­vale Lec­tures d’en­fance.
Extrait du livre audio Les deux gre­dins, de Roald Dahl, édi­té chez Audible, avec la voix de Claude Villers.

On trouve aus­si des formes d’é­cri­ture qui guident l’in­ter­pré­ta­tion. Par exemple, quand le per­son­nage s’a­dresse direc­te­ment à l’au­di­teur, cas­sant le qua­trième mur.

Extrait de C’est la vie !, un feuille­ton radio­pho­nique de RFI, pro­duit en 2019.

Interpréter les personnages

Par­fois aus­si, le nar­ra­teur donne un accent, une tex­ture à la voix d’un per­son­nage, une tes­si­ture. La voix aura un son caver­neux, une musi­ca­li­té sif­flante, fluette, ou encore nasillarde. Le per­son­nage aura un ton mes­quin, coquet, naïf, arrogant, …

Extrait de Har­ry Pot­ter et la Chambre des Secrets, édi­té chez Audible, et lu par Ber­nard Giraudeau.

La dif­fi­cul­té réside ici dans la capa­ci­té à tenir ces inter­pré­ta­tion dans la lon­gueur de l’enregistrement.

Utiliser plusieurs voix

Il arrive par­fois que le texte uti­lise non pas une seule voix, mais plu­sieurs. Dif­fé­rentes dis­tri­bu­tions peuvent être ren­con­trées. On peut par exemple uti­li­ser un nar­ra­teur, et une ou des voix dif­fé­rentes pour les dialogues. 

Extrait de Char­lie et la cho­co­la­te­rie, lu par Claude Vil­lers, Étienne Fer­na­gut, Sophie Wright, Muriel Flo­ry, et Chris­tine Authier.

Plus on s’ap­pro­che­ra du théâtre radio­pho­nique, et plus on aura une voix par per­son­nage. Dans les deux extraits qui suivent, on peut appré­cier la dif­fé­rence d’a­dap­ta­tion et d’in­ter­pré­ta­tion à plus de 50 ans d’é­cart du même pas­sage de la bande des­si­née d’Hergé.

Extrait des 7 boules de cris­tal, feuille­ton radio­pho­nique en 15 épi­sodes réa­li­sé par l’ORTF en 1960, à retrou­ver sur le site de l’I­NA, et en écoute sur le site de France Culture.
Extrait des 7 boules de cris­tal, pré­sen­té sur France Culture par la Comé­die-Fran­çaise, Mou­lin­sart avec l’Orchestre Natio­nal de France en 2017. À réécou­ter en pod­cast sur le site de France Culture.

On peut aus­si sépa­rer la par­tie nar­ra­tive en plu­sieurs voix. Par exemple, dans l’en­re­gis­tre­ment de Fan­tas­tique Maître Renard édi­té chez Gal­li­mard, Chris­tine Dela­roche et Daniel Pré­vost se par­tagent les per­son­nages, ain­si que les par­ties nar­ra­tives proches de leurs per­son­nages, même si Daniel Pré­vost inter­prète la majeure par­tie des nar­ra­tions. Chris­tine Dela­roche inter­prète majo­ri­tai­re­ment les per­son­nages fémi­nins et les enfants. 

Extrait de Fan­tas­tique Maître Renard, livre audio édi­té chez Audible, avec la voix de Daniel Pré­vost et de Chris­tine Delaroche.

Si l’on avait lais­sé à Daniel Pré­vost le soin de toutes les par­ties nar­ra­tives, on aurait eu très sou­vent un chan­ge­ment de voix, ce qui aurait ren­du dif­fi­cile la com­pré­hen­sion et le sui­vi du texte.

Les ambiances sonores

Les ambiances sonores peuvent par­fois venir accom­pa­gner les voix pour rendre plus vivants les livres. C’est un par­ti pris sou­vent ren­con­tré dans les livres audio pour enfants, ou lorsque la pro­duc­tion est clai­re­ment des­ti­née à une écoute radio­pho­nique grand public.

Ces brui­tages peuvent par­fois être très légers, ils servent à ryth­mer un texte, à l’aug­men­ter. On enten­dra une auto­mo­bile démar­rer, une porte cla­quer, un ani­mal miauler…

En allant plus loin encore, tout un envi­ron­ne­ment peut être recons­ti­tué, se rap­pro­chant des pra­tiques du ciné­ma, même par­fois aug­men­tées de musiques (voir plus bas). C’est sou­vent le par­ti pris du théâtre radiophonique. 

Extrait du feuille­ton radio­pho­nique Le temple du soleil, dif­fu­sé pour la pre­mière fois en 2019 sur France Culture, avec la par­ti­ci­pa­tion de la la Comé­die-Fran­çaise, de Mou­lin­sart, et avec l’Orchestre Natio­nal de France.

Les techniques d’enregistrement

La manière la plus cou­rante d’en­re­gis­trer un livre audio est de pla­cer un micro à courte de dis­tance du nar­ra­teur, à la manière du voice-over. La voix est celle de la radio, l’au­di­teur ne per­çoit pas l’es­pace d’en­re­gis­tre­ment. On évite aus­si les jeux de proxi­mi­té. Le micro est ren­du trans­pa­rent, il s’a­git d’une lecture.

Extrait du livre audio Miss Per­egrine et les enfants par­ti­cu­liers, lu par Ben­ja­min Jungers.

Mais par­fois, au contraire, on veut don­ner vie à la matière de la voix elle-même, dans un espace plus ou moins grand, plus ou moins trai­té acous­ti­que­ment, qui va réson­ner, être inté­rieur ou exté­rieur. Par­fois les acteurs et actrices joue­ront avec le micro, s’é­loi­gne­ront, se rap­pro­che­ront au contraire.

Extrait de l’a­dap­ta­tion radio­pho­nique du roman De la Terre à la Lune, dif­fu­sée pour la pre­mière fois en 1960 par France III Nationale.

Plus on va dans cette direc­tion, plus on s’ap­proche d’une pra­tique de théâtre radiophonique.

Utiliser la musique

La musique en par­ti­cu­lier, et les sons abs­traits en géné­ral sont des élé­ments qui viennent faci­le­ment aug­men­ter une nar­ra­tion. On peut ren­con­trer ces élé­ments sonore comme des mar­queurs de fin de cha­pitre, ou de tran­si­tion dans la narration.

Extrait de Le Hob­bit, lu par Domi­nique Pinon.

On peut aus­si uti­li­ser la musique comme un moyen de sou­te­nir la nar­ra­tion, pour ampli­fier ou faci­li­ter la com­pré­hen­sion d’une situa­tion, à la manière dont le ciné­ma le pra­tique : pour sou­te­nir le sus­pense, aug­men­ter un pas­sage dra­ma­tique, etc.

Extrait de Matil­da, lu par Chris­tian Gonon et 7 autre comédiens.

On ren­contre même des exemples où l’am­biance sonore est qua­si­ment un tapis continu…

Extrait du livre audio Les révol­tés du Boun­ty, et lu par Lu par : Chris­tian Fro­mont, Jean-Claude Lan­dier, Will Maes et Cyril Deguillen.

Ces élé­ments sonores musi­caux peuvent prendre des formes de qua­si brui­tage, pour évo­quer des évé­ne­ments de l’histoire.

Extrait de la fée du robi­net, tiré des incon­tour­nables contes de la rue Bro­ca, lu par Pierre Gri­pa­ri et Fran­çois Morel.

Enfin, on trouve aus­si les chan­sons comme élé­ments com­plé­men­taires à la nar­ra­tion, comme dans les comé­dies musicales.

Extrait de Allo doc­teur Ludo, une comé­die musi­cale vrai­ment géniale, avec la voix de Fran­çois Morel.

Au delà de la fiction

Dans le docu­men­taire aus­si, on doit réflé­chir à la voix. Même si ce n’est pas le sujet de cet article, j’a­vais tout de même envie d’é­vo­quer quelques varia­tions, depuis les inter­pré­ta­tions très neutres jus­qu’aux docu­men­taires à sen­sa­tion, en pas­sant par les choses plus subtiles.

En par­ti­cu­lier, j’aime énor­mé­ment le ton qu’u­ti­li­sait Jean-Chris­tophe Vic­tor dans le des­sous des cartes.

La voix de Jean-Chris­tophe Vic­tor dans l’é­mis­sion le des­sous des cartes, avant son décès en 2016.

Dans les formes plus mar­quées, on trouve le nou­veau pro­gramme très réus­sie de France Inter à des­ti­na­tion des enfants, Les Odys­sées. Le ton, la musique, l’am­biance font un peu pen­ser à ces docu­men­taires amé­ri­cains comme les bâtis­seurs de l’im­pos­sible, où tout est incroyable…

Extrait de l’é­pi­sode des Odys­sées consa­cré à Apol­lo 11.

Dans un style très dif­fé­rent, on trouve aus­si des poèmes com­po­sés musi­ca­le­ment, par Jacques Rebotier.

Lita­nie de la vie j’ai rien com­pris, de Jacques Rebotier

Remerciements

Je ne pou­vais pas finir cet article sans un clin d’œil à Denis et Cathe­rine de la com­pa­gnie du Chat noir, qui ont été pen­dant de nom­breuses années nos dea­lers de quar­tiers du livre audio. Leurs conseils avi­sés ont été source de nom­breuses joies, et le sont toujours…

Je remer­cie aus­si Blast pour les com­plé­ments à la pre­mière ver­sion de cet article, qui m’ont per­mis d’a­jou­ter des liens et infor­ma­tions sur les saga mp3.

Lunii

Il y a quelques années, je lisais sur le blog de Mor­gane un billet au sujet d’une petite boîte magique, la fabrique à his­toires Lunii.

Récem­ment, j’ai eu l’oc­ca­sion de l’es­sayer, et je dois avouer que le pro­duit est vrai­ment bien pen­sé : simple à mani­pu­ler pour l’en­fant, avec une grande varié­té d’his­toires, et tou­jours cette pos­si­bi­li­té d’être acteur de l’é­coute. Car avec Lunii, on n’é­coute pas une his­toire, on la fabrique, en choi­sis­sant les élé­ments qui vont la com­po­ser : per­son­nage prin­ci­pal, décor, objets, aco­lytes, … et c’est parti !

Cerise sur le gâteau, l’ap­pli­ca­tion de mise à jour des his­toires est dis­po­nible pour tous les sys­tèmes d’ex­ploi­ta­tion, y com­pris GNU/Linux !

Les pos­si­bi­li­tés semblent très éten­dues, et on attend avec impa­tience un kit ou un logi­ciel pour pou­voir soi-même fabri­quer des his­toires dont on serait les héros…

Quelques ingrédients d’une pièce radiophonique

Quand on fabrique du son pour la radio, et plus géné­ra­le­ment pour que quel­qu’un l’é­coute, il existe plein de tech­niques, de méthodes, d’in­gré­dients que l’on peut uti­li­ser. Depuis quelques années, je lis pas mal autour du son, je dis­cute avec les copains et copines d’Uto­pie Sonore, du Cri de la girafe, de Radio Cam­pus. On échange aus­si avec les gens lors d’a­te­liers sur le son ampli­fié au théâtre, ou autour de la des­crip­tion du son.

De ces lec­tures et dis­cus­sions, ain­si que de mes expé­ri­men­ta­tions per­son­nelles publiées ou non, j’ai réuni dans le texte qui suit quelques idées, lignes de réflexion, qui peuvent aider à pen­ser le son. Je ne pré­tend pas être exhaus­tif, et les quelques pistes pro­po­sées doivent plus être vues comme des élé­ments de réflexion sur sa pra­tique, ou comme des outils d’aide à l’a­na­lyse cri­tique de pièces existantes.

Des mots pour décrire le son

Quand on mani­pule du son, la pre­mière chose à faire pour le com­prendre, c’est de s’é­qui­per d’un voca­bu­laire de des­crip­tion. En musique et en phy­sique, on a du voca­bu­laire pour décrire tout cela. Je vous ren­voie à l’ar­ticle que j’a­vais écrit sur les mathé­ma­tiques et le son, qui raconte ce qu’est le son de ces points de vue : hauteur/fréquence, inten­si­té, rythme, bat­te­ments par minutes, etc. 

En allant un peu plus loin, on peut s’in­té­res­ser à des tra­vaux comme celui de Pierre Schaef­fer, explo­ra­teur théo­ri­cien d’un voca­bu­laire de des­crip­tion du son : attaque/corps/chute, mais aus­si tex­ture, masse, dynamique, … 

Ces outils sont utiles pour iden­ti­fier des sons simi­laires, repé­rer ceux qui se fon­dront faci­le­ment l’un dans l’autre, ou au contraire ceux qui res­sor­ti­ront effi­ca­ce­ment quand on les mélan­ge­ra. Un son aigu, très lisse, com­po­sé d’une masse prin­ci­pa­le­ment dis­tri­buée le long des har­mo­niques de la fon­da­men­tale (une note cris­tal­line) res­sor­ti­ra par exemple très effi­ca­ce­ment au milieu d’un son de masse impor­tante, plu­tôt grave et rugueux (le son d’un moteur de camion).

Pierre Schaeffer présentant l'acousmonium
Pierre Schaef­fer pré­sen­tant l’acousmonium

Objets sonores

Pierre Schaef­fer a construit son tra­vail à par­tir de la défi­ni­tion d’objet sonore, ou enti­té sonore déta­chée de son contexte. Quand on fabrique des pièces à écou­ter, on assemble sou­vent plu­sieurs frag­ments sonores, que l’on super­pose, jux­ta­pose, mélange. Pour l’au­di­teur, peut importe la recette. Quand il va écou­ter la pièce, il pour­ra par­fois iden­ti­fier dis­tinc­te­ment plu­sieurs objets sonores qui se super­posent, par­fois au contraire il ne per­ce­vra qu’une seule conti­nui­té de son.

Com­po­ser une pièce consiste donc à jouer avec ces dif­fé­rents objets sonores pour qu’ils se répondent, se mélangent, se détachent, se com­binent… Dans la suite, on évoque quelques manières de pen­ser ces objets sonore, de les fabri­quer, et de les assem­bler, afin de construire une pièce com­plète et cohérente.

Voix, musiques, ambiances, bruits

Une pre­mière manière de caté­go­ri­ser ces objets sonores, c’est de les dis­tin­guer sui­vant ce qu’ils portent. 

En pre­mier lieu, notre oreille est extrê­me­ment habi­tuée à per­ce­voir le son d’une voix humaine par­mi d’autres sons. Nous sommes aus­si très sen­sibles aux modi­fi­ca­tions de ces sons : équa­li­sa­tion, glis­se­ment de fré­quences et autres arti­fices seront vite détec­tés, et pour­ront consti­tuer une colo­ra­tion de la voix.

Il faut bien sûr dis­tin­guer dans le son d’une voix le pro­pos qu’elle porte de la matière sonore qu’elle com­pose en elle-même. Par­fois, on pour­ra choi­sir des sons de voix sans se pré­oc­cu­per de leur sens, voire même en les mas­quant. D’autres fois, on tra­vaille­ra sur le pro­pos seul, et sa tex­ture sera igno­rée, lais­sée brute, sans recherche d’es­thé­tique sophis­ti­quée. Si l’on tra­vaille à l’en­re­gis­tre­ment, la ques­tion du dis­po­si­tif micro­phone est éga­le­ment un point important.

Une des pre­mières choses que l’on ajoute ensuite en radio après la voix, c’est de la musique. Du son conçu pour être joli à l’o­reille, har­mo­nieux, ryth­mi­que­ment éla­bo­ré. Il assure une cer­taine sta­bi­li­té à l’au­di­teur, qui peut s’ap­puyer sur sa culture d’au­di­teur pour écou­ter, res­sen­tir sans devoir trop ana­ly­ser. C’est un outil très facile pour rehaus­ser les res­sen­tis de l’au­di­teur, aug­men­ter un côté dra­ma­tique, accen­tuer un pro­pos amu­sant, ou au contraire se pla­cer en contre­point. Mais c’est aus­si quelque chose de com­pli­qué à uti­li­ser, car l’au­di­teur peut avoir ses propres sou­ve­nirs liés à un mor­ceau, ce qui nui­ra à sa récep­tion. C’est aus­si un son très arti­fi­ciel, qui peut éloi­gner l’au­di­teur d’une immer­sion dans un décor sonore, lui rap­pe­lant qu’il écoute un son com­po­sé. On peut aus­si s’in­ter­ro­ger sur les ques­tions de droits d’au­teur, ou sur les pro­blé­ma­tiques de cap­ta­tion… Les com­po­si­tions récentes sont aus­si énor­mé­ment tra­vaillées, et face à un son natu­rel paraître trop écra­santes, trop artificielles…

Quand on capte les sons en exté­rieur, on est vite ten­té d’u­ti­li­ser une prise d’am­biance pour com­plé­ter un son, pla­cer un décor. On peut par­ler de pay­sage sonore. C’est un ingré­dient clas­sique, mais dif­fi­cile à mani­pu­ler, car elle néces­site d’être très soi­gneux dans sa cap­ta­tion pour ne pas souf­frir de gros défauts tech­niques. C’est aus­si quelque chose avec lequel tous les audi­teurs ne sont pas fami­liers, et qui teinte la pièce d’une dimen­sion docu­men­taire, dont l’es­thé­tique est très puis­sante. On tra­vaille sou­vent ici avec des périodes de silence sur les autres élé­ments de la pièce, afin de lais­ser le décor s’installer.

Enfin, on com­plète ces élé­ments par des bruits, figu­ra­tifs ou non, qui vien­dront ponc­tuer et ryth­mer l’en­semble, soit en illus­trant des détails d’un pay­sage sonore, à la manière d’une loupe audi­tive, soit en mar­quant une tran­si­tion entre plu­sieurs moments de la pièce.

D’où vient le son 

Il existe prin­ci­pa­le­ment deux sources de son : les sons cap­tés par un micro, que l’on pour­ra dire sons du réel, et les sons fabri­qués, que l’on pour­ra appe­ler sons de syn­thèse. Dans les deux cas, il existe une grande diver­si­té de sons. 

Un micro­phone dans un studio.

Les sons du réel peuvent être issus d’un envi­ron­ne­ment natu­rel, cap­tés dans la ville, issus d’un micro­phone à contact per­ce­vant les moindres vibra­tions d’un objet, ou encore cap­tées grâce à un micro très direc­tion­nel, comme une loupe sur un son en par­ti­cu­lier… On pour­ra aller lire un article pré­cé­dem­ment écrit sur la manière d’u­ti­li­ser un enre­gis­treur pour repé­rer quelques élé­ments clés de cette ques­tion de captation.

Les sons de syn­thèse peuvent être pro­duits par un dis­po­si­tif élec­tro­nique, infor­ma­tique, voire méca­nique. Cette syn­thèse peut s’ap­puyer sur des oscil­la­teurs, sur des géné­ra­teurs aléa­toires, être conçu pour être agréable, ou désa­gréable, etc.

Au moment de la fabri­ca­tion, ces deux familles de sources (du réel vs de syn­thèse) sont géné­ra­le­ment faci­le­ment iden­ti­fiables, sauf bien sûr si on s’a­muse à enre­gis­trer le son d’une son­nette élec­trique avec un micro. À l’o­reille, on arrive aus­si sou­vent à dis­tin­guer les deux familles. Mais quand on com­mence à les modi­fier avec des plu­gins, des effets, des dis­tor­sions, on peut vite perdre cette sépa­ra­tion. On obtient un conti­nuum, depuis les sons très réels issus du quo­ti­dien, figu­ra­tifs et expli­cites de leurs sources, jus­qu’aux sons très abs­traits, qui semblent ter­ri­ble­ment synthétiques.

Il est cepen­dant dif­fi­cile de mélan­ger sim­ple­ment des sons des deux extrêmes sans que l’au­di­teur res­sente tout de suite une impres­sion de col­lage bru­tal. Notre oreille capte deux canaux, qui vivent leur vie sépa­rée. Deux objets sonores dis­tincts. En allant plus loin dans ce conti­nuum, on peut bien sûr per­ce­voir plus de deux canaux, si les carac­té­ris­tiques de cha­cun d’eux est suf­fi­sam­ment différente.

Ce qui est inté­res­sant, c’est que l’on peut jouer de cet assem­blage, en fai­sant se répondre les sons, voire en choi­sis­sant des sons dont les fré­quences, le grain sont tel­le­ment sem­blables que l’on perd sou­dain l’au­di­teur en fai­sant fusion­ner ces sources. C’est à la fois un défi tech­nique, et un guide inté­res­sant de la com­po­si­tion : tra­vailler à faire vivre ces sons au delà d’une jux­ta­po­si­tion brutale.

Ce tra­vail de fusion peut être réa­li­sé en amont, pour fabri­quer un objet sonore unique, ou au contraire de manière dyna­mique, pour faire évo­luer la pièce.

Structurer une pièce

L’un des aspects impor­tant est bien sûr la struc­ture glo­bale de la pièce. La pen­ser en actes, en par­ties, en élé­ments ayant cha­cun une cou­leur, une inten­tion, une domi­nante… Ici cha­cun peut tra­vailler à sa manière, en s’ins­pi­rant de pra­tiques exis­tantes, issues de la com­po­si­tion musi­cale, de l’art de la nar­ra­tion, de la construc­tion de docu­men­taires, etc.

Conduc­teur papier de l’é­mis­sion Léthar­giques Sub­stances Disparates

On peut par exemple faire se répondre deux types de pas­sages, les uns très docu­men­taires, les autres plus abs­traits. On peut au contraire mélan­ger ces deux aspects pour for­mer un ensemble conti­nu, ou le pro­pos, la cou­leur nar­ra­tive sera plu­tôt le fac­teur déterminant.

Chaque pro­jet a sa propre trame, son propre méca­nisme d’é­cri­ture sonore. Dans les pro­jets sur les­quels j’ai tra­vaillé, je peux citer Léthar­giques Sub­stances Dis­pa­rates, où la pièce d’une heure était décou­pée en tableaux aux inten­tions préa­la­ble­ment défi­nies, un pro­jet de créa­tion sonore col­lec­tive, où les tableaux et les tran­si­tions avaient été pen­sées avant leur réa­li­sa­tion, ou les arti­chauts sonores, où on a cher­ché à mêler des formes dif­fé­rentes. Dans Inter­face, la musique et les ambiances jouent un rôle impor­tant dans la tenue du rythme.

Un point impor­tant consiste à soi­gner les tran­si­tions. On peut uti­li­ser des silences, des sons per­cus­sifs et très nets, ou au contraire tra­vailler sur une tran­si­tion douce. On peut exploi­ter la varia­tion de registre de conte­nu (voix, musique, ambiance, bruits) pour faci­li­ter la lec­ture du chan­ge­ment de tableaux. En radio, on uti­lise par exemple sou­vent le prin­cipe de vir­gule musi­cale quand on construit un conduc­teur.

Une habi­tude prise avec les ami·e·s du cri de la girafe a consis­té à être très soi­gneux sur les pre­miers moments des pièces pro­duites, autant sur le fond que sur la forme, afin d’ac­cro­cher l’au­di­teur, et ain­si l’in­vi­ter à pro­lon­ger son écoute. C’est une pra­tique qui semble essen­tielle, à l’heure où de plus en plus d’é­coutes se font en podcast.

Travailler par plans

Com­po­si­tion d’une pho­to par plans.

Une autre manière de réflé­chir les élé­ments sonores d’une pièce consiste à les pen­ser en terme de plans : le pre­mier plan, où l’é­coute est plei­ne­ment concen­trée, le second plan, où des détails viennent com­plé­ter les choses, et l’ar­rière-plan, qui dresse le décor. On pour­ra jouer sur le volume, sur la spa­tia­li­sa­tion, sur des effets de réver­bé­ra­tion par exemple, pour ouvrir le son depuis le micro jus­qu’au lointain.

Une manière de com­po­ser sim­ple­ment une scène consiste à pla­cer les voix au pre­mier plan, les bruits des objets mani­pu­lés par les pro­ta­go­nistes au second plan, et l’am­biance de la ville en arrière-plan, pour pla­cer une dis­cus­sion au bal­con d’un appar­te­ment mar­seillais par exemple.

Cette construc­tion par plans peut bien sûr évo­luer au fil d’une scène, par exemple en fai­sant s’ap­pro­cher pro­gres­si­ve­ment une bande musi­cale de l’au­di­teur : d’a­bord étouf­fée, cap­tée en condi­tion natu­relle pen­dant une fête entre amis, elle est pro­gres­si­ve­ment rem­pla­cée par la ver­sion propre, direc­te­ment prise sur le disque de l’ar­tiste. C’est un effet que nous avons par exemple tra­vaillé dans le géné­rique de Fara­ta­nin Fra­ter­ni­té.

De l’importance des niveaux de détail

Niveaux de détails dans une com­po­si­tion 3D.

C’est en étu­diant la manière dont tra­vaillent les info­gra­phistes que j’ai com­pris un élé­ment impor­tant de la com­po­si­tion sonore. Dans une série de vidéos et d’ar­ticles trai­tant de la manière de bien modé­li­ser des objets 3D, Jona­than Lam­pel rap­pelle l’im­por­tance d’inté­grer dans une com­po­si­tion des élé­ments à chaque échelle : des détails de grande taille pour struc­tu­rer l’en­semble, des élé­ments de petite taille pour don­ner à la créa­tion un carac­tère dense, com­plet, réa­liste, et des détails à l’é­chelle inter­mé­diaire pour rendre le tout naturel.

C’est en sui­vant ce che­min de com­po­si­tion que l’on peut pen­ser une créa­tion, en la ren­dant équi­li­brée sui­vant dif­fé­rents aspects : la lon­gueur des objets sonores uti­li­sés (des objets sonores qui s’é­tirent sur la lon­gueur, aux élé­ments qua­si ins­tan­ta­nés, en pas­sant par les objets de quelques secondes de durée), la hau­teur des sons (des sons graves, médium et aigus), leur rugo­si­té (lisses, rugueux, inter­mé­diaires), leur pré­sence spa­tiale (des sons qui occupent tout l’es­pace avec une réver­bé­ra­tion intense, des sons très pré­cis comme pris au micro-canon), etc.

En choi­sis­sant de ne pas inclure des objets sonores de toutes les tailles sur ces dif­fé­rentes échelles, on risque de créer un dés­équi­libre. Ce dés­équi­libre peut être un choix artis­tique, mais il est impor­tant d’en avoir conscience.

Pour aller plus loin

Par­mi les livres qui traitent de la com­po­si­tion sonore dans une voie un peu proche de ce qui est pré­sen­té ici, on peut pen­ser à Pour une écri­ture du son, de Daniel Deshays, ou aux livres de Michel Chion autour de l’é­cri­ture du son pour le théâtre ou le cinéma.

Sur un sujet proche, et en même temps éloi­gné, on peut écou­ter Poé­tiques de la radio, qui ques­tionne ce qu’est la pra­tique de la radio.